Dans le magasin, j'ai fait le tour des rayons de toiles cirées, tout bien regardé et je suis très malheureuse. C'est moche, moche, moche. Et même si mon cœur saigne à l'idée de me séparer de la pauvre chose qui se débobine sur ma table de cuisine, elle est en phase terminale, c'est une question de dignité, pour elle et pour moi. Il va bien falloir être raisonnable.
" Vous cherchez quoi exactement ?" La voix dans mon dos est agréable. Je me retourne, la dame murmure d'un air pensif : " On réalise pas toujours mais... une toile cirée, on mange dessus, les gosses y font leurs devoirs, c'est pratique pour jouer à la belote ou au scrabble. Donc, on l'a toujours sous le nez ! En plus, regardez notre qualité, vous en prenez pour un sacré bail... Alors quand on en choisit une, faut pas se tromper." Frappée par tant de bon sens, je dis que c'est tout ce qu'il y a de plus vrai.
Et j'ajoute que mon problème, c'est la cuisinière de ma grand-mère. Elle est très ancienne, vous savez, recouverte de faïences vertes. Et juste à côté, ma vieille toile cirée était dans les mêmes tons, avec plein de petites grenouilles sautillantes, toutes mignonnes. Vraiment bien assortie ! Jamais je ne retrouverai un motif aussi gai, aussi rigolo, c'est triste. Et me voilà qui renifle, tout émue.
Qu'est-ce que je suis en train de raconter ? Je tournerais pas gâteuse, des fois, à pleurnicher sur une vieille toile cirée pourrie ? Allez, stop ! Et je bredouille excusez-moi.
" Vous excusez pas, dit la dame avec passion, on cherche toujours ce qu'on a aimé, c'est normal. Mais là, j'en ai de la peine pour vous, nous n'avons pas de grenouilles en stock. Pour rester dans les verts, je peux vous proposer des pommes, des courgettes, des poireaux, un assortiment de feuilles... Mais je vois bien que vous avez pas l'air emballée, vous avez vos grenouilles en tête et là, je vous le dis, faut pas acheter. Un achat sans coup de foudre, ça reste sur l'estomac, croyez-moi... Je fais vendeuse mais j'aurais dû être psy."